« LOCO-FANTÔME »

     Reproduire la 140 M 4 du dépôt d’Alès me trottait dans la tête depuis belle lurette ; mystérieuse mais bien réelle locomotive. Je coche la case « modèle réalisé » dans la liste établie à quinze ans dans mon journal.
Scène imaginaire représentant la machine entourée de « chapeaux mous », « bânhofs » et officiers allemands venus estimer l’intérêt de ce prototype ».
(scénographie, décor et photo Dominique Buraud).
Pom-Pom-Pom-Pom ! Ici Radio-Londres. Voici la suite de nos messages : « un merle blanc s’est posé à Alès » - Je répète : « un merle blanc s’est posé à Alès »
     Etes-vous comme moi ? Les locomotives n’ayant existé qu’en un seul exemplaire m’ont toujours intrigué. Qu’il s’agisse d’un engin prestigieux doté des ultimes perfectionnements de la technique en traction vapeur ou de « bonnes à tout faire » sans prestige particulier, la curiosité m’attire vers ces locos. Dans leur jargon, les cheminots désignaient : « merle blanc » ou encore « corbeau blanc » une machine modifiée, différente des autres de sa série.
      Celle dont il est question dans ces pages n’a pas vécu longtemps sous sa forme d’engin-prototype, deux ans au max. Mais c’était au dépôt d’Alès et sur la mythique ligne des Cévennes, la « ligne aux cent tunnels » qui nous fait tous gamberger. Le dépôt – haut lieu de la traction vapeur - et la gare d’Alès avec sa passerelle reliant le centre-ville au quartier de Chantilly, les chevalets de mine de la Grand’Combe, les embranchements de Tamaris peuplés de leur multitude de wagons tombereaux, les  viaducs : Chamborigaud, l’Altier, la soufflerie du tunnel de l’Albespeyres pour ne citer que ceux-là… Parmi tant d’autres, autant de lieux inoubliables où je m’imagine la nouvelle locomotive apportant son concours dans la terrible rampe jusqu’au faîte de La Bastide en ces temps difficiles. Répondait-elle aux espoirs de l’ingénieur qui l’avait dotée de ces perfectionnements ?   
      D’habitude on trouve des documents et des photos dans les livres, la navigation sur internet et les archives de la SNCF ou bien de particuliers… Ben pour celle-là c’est que dalle ou presque. Pas découragé pour autant, j’ai fait avec ce que j’avais, et vous laisse juge du résultat. Bon, je vous entends déjà me rétorquer : « Avec quoi comparer, puisqu’on ne peut pas voir la vraie ? »
      Je vous l’ai dit, c’est une histoire de fantômes. Alors laissez votre imagination faire le reste…
      J’ai construit ce modèle sur la base d’un ancien kit de 140 L pour un ami qui m’avait demandé son montage. Connaissant sa passion pour la ligne des Cévennes, je lui ai proposé d’en faire plutôt un modèle inédit de cette 140 M 4. Habitué à mes extravagances, il a aussitôt adhéré à cette idée avec grand enthousiasme, et ce fut là ma plus grande motivation.
       Evocations de sujets graves, dans des périodes troublées… Cela ne doit pas nous empêcher de relater ces faits de l’histoire ferroviaire, et pratiquer ensemble notre loisir dans la bonne humeur…
                       Eric Seibel – confinement du printemps 2020
Une 140 B du PLM.
 
Le diagramme de la 140 M 4, seule image existante de la loco réelle.
 
AVIS DE RECHERCHE
    Premier indice : aux origines de ce temps de vol noir de corbeaux sur nos plaines, était la 140 B 4. Elle avait été construite aux ateliers d’Arles du PLM en 1911, faisant partie d’une série de 205 machines. En 1941, elle est choisie pour subir des transformations en vue d’améliorer ses performances et son rendement : surchauffe, nouveaux cylindres basse-pression, réchauffeur A.C.F.I., nouvel échappement. Sont même posés des écrans pare-fumée genre « ailes d’hirondelle » comme sur les Pacific. Compte-tenu de leur ampleur, ces travaux demandent des équipements importants dont seuls les grands ateliers sont dotés. On peut donc supposer qu’ils ont été réalisés à Nevers, ou peut-être Oullins, Béziers, ou encore La Capelette à Marseille. Elle est re-numérotée 140 M 4 et affectée au dépôt d’Alès, où elle est utilisée - entre autres tâches – aux renforts de tête en double-traction de lourds convois sur la ligne des Cévennes, dans la difficile ascension jusqu’à La Bastide-Saint Laurent. Elle est également essayée en comparaison avec les 240 A sur les fortes rampes de la ligne des Alpes entre Grenoble et Veynes. Il est alors envisagé d’étendre ces améliorations à d’autres 140 B.
     Les avis divergent au sujet de ce qui a causé de tels dégâts à la 140 M 4 qu’elle a été mise « au tas » dès 1944. Certaines sources évoquent le bombardement du dépôt d’Alès le 25 août, mais renseignements pris celui-ci n’a provoqué aucune mise hors-service de locomotive. Interrogé, Jean Florin rapporte qu’elle aurait été précipitée dans un ravin suite à son déraillement provoqué par la résistance dans la région de Grenoble, où elle se trouvait à ce moment.
« L’enquête piétine… » Quoiqu’il en soit, elle a bien été gravement avariée et il n’a pas été jugé utile de la remettre en état, car les temps ont changé. Fort heureusement, le pays est libéré. L’idée d’améliorer d’autres 140 B est abandonnée. Au contraire, conséquence de l’apparition des 141 R, décision est prise de commencer l’élimination de séries de machines vieillissantes, comme ces 140 B. Quand à la 140 M 4, elle est « administrativement » radiée le 4 mars 1946 à Alès. Une autre source indique Miramas, mais il est possible que ce soit simplement le lieu de son garage en « Réparation Différée » ou « Attente d’Amortissement ».
      Il s’avère impossible de retrouver une photo de cette machine, même prise par un particulier. Il faut se rappeler que sa courte existence dans son nouvel état s’est déroulée durant les années d’occupation. Si on ne souhaitait pas être invité à une causette par la gestapo ou autres charmantes milices, mieux valait ne pas se faire contrôler en possession d’un appareil, car il était strictement « verboten » de prendre des photos dans les installations ferroviaires. D’autant plus que, s’agissant d’un prototype aux performances supposées bien au-delà de celles des machines de série, il n’est pas impossible que les autorités allemandes d’occupation soit venues s’en rendre compte, histoire de voir si l’engin était moins gourmand en précieux charbon et apte à leurs besoins outre-Rhin. « Pas impossible » mais peu probable, les « bânhofs » n’appréciaient pas les locomotives compound, compliquées et chères en heures d’entretien.
     Le diagramme côté droit dans le livre « Vapeur en Cévennes » de Pierre Pignède et quelques mots dans d’autres ouvrages me semblent être les seuls documents qui évoquent cette machine.
     Bien entendu, si parmi vous un passionné de recherches historiques en retrouvait d’autres et nous les ferait partager, ce serait avec grand plaisir.
 
ACTIF DANS LA DÉFENSE PASSIVE
     Tout modéliste passionné d’histoire ferroviaire a en tête les bandes blanches de visibilité peintes sur les locomotives et l’occultation partielle de leurs fanaux, mesures de sécurité appliquées pendant le second conflit mondial. Les traces de ces marques blanches restèrent durant plusieurs années après la libération sur de nombreux engins, jusqu’à ce qu’ils passent en grande révision. Ces signes caractérisent donc l’époque des années 40 sur les locomotives.
Une 241 A avec les fameuses marques blanches de la défense passive.
  A ma connaissance, pas ou très peu de modélistes ont jusqu’à présent cherché à personnaliser leurs modèles par de tels attributs. Cette décennie fait donc peur ; j’avais choqué le président d’un club de modélisme avec une idée d’animation du réseau en exposition : en période d’exploitation « vapeur », faire « sauter un pont », avec alentour force figurines de maquisards et modèles de « traction » Citroën noires bariolées des grosses lettres « F.F.I. »
     Respectons l’histoire, les marques blanches doivent en toute logique être appliquées sur mon modèle. J’ai tenté de le faire à la peinture, mais ne suis pas très doué pour ça, résultat si en vue d’ensemble ça peut encore passer, sur des photos c’est inacceptable, les bords ne sont pas nets et on « ne voit que ça ».
     La solution est la décalcomanie. C’est l’ami Gilbert Danguiral, célèbre modéliste auteur de la gare d’Aurillac et de la « deux chevaux sur rails» de Laroquebrou, qui m’a mis sur la bonne piste, celle de Gilles Martin, un homme réactif. Quelques jours après ma commande j’avais une planche avec notamment des cercles blancs aux bonnes dimensions pour la marque arrondie sur la porte de boîte à fumée. Je suis parvenu sans difficulté à poser cette décalcomanie malgré le retrait de la porte entre les écrans pare-fumée, qui réduit la maniabilité des instruments.
Pour pouvoir exécuter cette opération les mains libres et en toute sérénité, j’avais pris soin de creuser un logement au centre d’un gros bloc de mousse à matelas, dans lequel la loco était maintenue en souplesse, mais fermement.
 
Les marques blanches sur le modèle, réalisées grâce aux décalcomanies de Gilles Martin. Les fanaux en partie occultés donnent une faible lueur dans la pénombre, évocatrice de cette triste période de notre histoire…
 
Livres consultés :
- « Vapeur en Cévennes » de Pierre Pignède  (éd.du Cabri)
- « La grande histoire de la ligne des Cévennes » de Jean-Paul Pignède et Pierre Simonnet  (éd. du Cabri)
- « Les dépôts vapeur du PLM » de Marcel Chavy et Olivier Constant (éd. du Cabri)
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Remerciements à :
Dominique Buraud, Gilbert Danguiral et les Pingouins du P.O., Jean Florin, Gilles Martin, Jean-Paul Pignède, Pierre Simonet, Guy Thevenin et Marc Tournebize
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LES ÉTAPES DE LA CONSTRUCTION PAS À PAS

1 - Le châssis en laiton massif, « comme on n’en fait plus ». Les 8 pages de notice (142 photos-geste) qui accompagnent le kit suffisent amplement à guider son montage. Cet article ne répètera donc pas tous les détails du montage de ce kit mais met plutôt l’accent sur ce qui diffère de la 140 L.
 
2 - À l’arrière, le support de coulisses d’origine tel qu’il est dans le kit de 140 L. A l’avant la pièce modifiée par soudure de « longerons » découpés dans des chutes de photogravure.
 
3 - Le support fixé sur le châssis.
 
4 - La pièce présentée devant une vue de 140 B réelle sur laquelle on distingue bien cette particularité.
 
5 - Préparation des embiellages de distribution.
 
6 - Le châssis équipé d’un nouveau bloc-cylindres, le train de roues accouplées avec l’embiellage au complet et les palpeurs de courant. Les lignes électriques aboutissent au droit de la boîte à feu.
 
7 - Le tablier est préparé, il est utilisé comme gabarit pour le perçage des trous dans le corps cylindrique qui recevront des vis d’assemblage.
 
8 - La boîte à feu est creusée avec une fraise à main levée, pour y ménager l’espace dans lequel sera logé le décodeur digital. Des fausses pièces préparées aux mêmes dimensions sont utilisées comme gabarit, pour éviter de trop manipuler le fragile décodeur.
 
9 - Le tablier reçoit à présent les écrans pare-fumée et divers éléments soudés : fanaux, compresseur d’air, arbres et leviers de marche, pompe A.C.F.I., générateur d’acétylène et robinet de frein.
 
10 - Le tablier est posé sur le châssis et les biellettes de relevage de marche sont accrochées aux leviers.
 
11 - Le corps cylindrique/abri est momentanément fixé au châssis avec le tablier pris en sandwich, afin de vérifier les bonnes hauteurs et alignements des ensembles.
 
12 - Un attelage est encliqueté dans le boîtier du bissel pour remorquer le modèle avec une locomotive, afin de vérifier la bonne inscription en courbes dans les deux sens, et le franchissement des aiguillages.
 
13 - Démontage pour poser les divers éléments de détails sur le corps cylindrique/abri : tuyauteries de sablière, mains courantes, tringleries de commandes, sifflet…
 
14 - Après peinture (vert 306), en s’inspirant du seul document existant : le diagramme côté droit, pose de la grosse tuyauterie de l’A.C.F.I. entre la boîte à fumée et le réservoir-mélangeur droit, via une sorte de « dôme » carré dans lequel se trouvait probablement le déshuileur « Zénith ».
 
15 - Mise en place de fils de cuivre (fil téléphone dénudé) formant les autres tuyauteries sur l’ensemble A.C.F.I.
 
16 - Côté droit, pose des autres tuyauteries reliées aux chapelles d’introduction, de la tringlerie du cendrier et de la prise de l’indicateur-enregistreur Flaman.
 
17 - Préparation puis collage d’une plate-forme à l’arrière du tablier, avec portillons.
La 140 M 4 était mise dans le roulement des 050 A, et souvent en renfort devant pour la traction des lourds convois sur la redoutable rampe du versant sud de la ligne des Cévennes »
(scénographie, décor et photo Dominique Buraud)
 
Autres scènes évocatrices.
(scénographies, décor et photos Dominique Buraud)
 

AUTRES VUES DU MODÈLE TERMINÉ